Apprivoiser la mort avec Marc Aurèle

Dernières paroles de l’empereur Marc Aurèle, tableau d’Eugène Delacroix réalisé en 1844.

Apprivoiser la mort avec les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle

(Livre II)

L’homme est un être vivant. Et tout être vivant est mortel. Donc l’homme est mortel. Ce constat a donné naissance à de nombreuses réflexions dans la philosophie antique, véritable médecine de l’âme en vue de bien vivre et de bien mourir. L’école stoïcienne dont Marc Aurèle est le disciple nous invite à apprivoiser la mort. Sa littérature nous console, nous apaise, nous aide à mieux vivre et donc à ne plus craindre la mort. Dans ces pensées de l’empereur romain Marc Aurèle, l’idée de la mort est présente. Ce dernier essaye de s’auto-consoler de sa finitude, du sort qui nous est tous réservé et qui nous attend tous tôt ou tard : la mort.

« Tout ce que je suis se réduit à ceci : la chair, le souffle, le guide intérieur. Renonce aux livres, ne te laisse plus distraire, ce ne t’est plus permis ; mais à la pensée que tu es moribond, méprise la chair : elle n’est que de la boue et du sang, des os et un fin réseau de nerfs, de veines et d’artères. Vois aussi ce qu’est ton souffle : du vent, et non toujours le même, car à chaque instant tu le rejettes pour en aspirer d’autre à nouveau. Reste donc, en troisième lieu, le guide intérieur. Penses-y ! Tu es âgé ; ne permets plus qu’il demeure esclave, qu’il obéisse, comme une marionnette, aux instincts égoïstes, qu’il se fâche contre la destinée présente, ni qu’il appréhende celle à venir. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 2.

Marc Aurèle constate qu’il est déjà vieux et que sa fin est proche. Il s’exerce ainsi à s’y préparer. Comment ? En méprisant son corps, par l’exercice de « définition physique », ainsi que le souffle,  pneuma, et ce afin de ne plus considérer que son « guide intérieur » ou hegemonikon, la partie supérieure de son âme, afin qu’elle soit enfin libre de toute passion (pathos) avant sa mort, imminente.

« Pour toute partie de la nature, le bien, c’est ce que comporte la nature universelle et ce qui est propre à la conserver. Or, le monde se conserve aussi bien par la transformation des composés que par celle des éléments. Que ces pensées te suffisent, qu’elles soient toujours pour toi des principes. Et quant à ta soif de lecture, rejette-là, afin de mourir, non le murmure aux lèvres, mais vraiment satisfait et le coeur pénétré de la reconnaissance envers les Dieux. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 3.

Ici, Marc Aurèle se remémore les leçons qu’il a reçu sur la partie physique de la philosophie stoïcienne. Cette philosophie, qui est un système total, se divise en effet en trois catégories : physique ou étude de la nature, logique et éthique. L’observation de la nature peut avoir des vertus consolatrices et apaisantes par rapport à la mort. Tout dans la nature est éphémère, et tout se transforme sans cesse, et ce, en vue du bien de l’ensemble, c’est-à-dire de sa conservation globale. Notre mort n’est donc pas un mal puisque nous ne sommes qu’une partie de la nature. Or, cet événement naturel est utile au Tout. Du point de vue de la physique (phusis), de la nature, il est donc un bien, paradoxalement.

Marc Aurèle aimait beaucoup lire. Or, d’après Epictète, le seul intérêt de lire est de nous permettre de mener une vie heureuse, c’est-à-dire une vie bonne, en accord avec la nature, donc la raison, une vie de sagesse en somme, et de piété envers les Dieux. Marc Aurèle préférerait donc mettre fin à ses lectures et avoir assez « incorporé » les enseignements de la sagesse stoïcienne, afin de pouvoir mourir en toute piété, dans la gratitude envers la Providence pour la vie qu’il aura pu mener.

« Il faut enfin comprendre dès maintenant (…) que ta vie est étroitement circonscrite dans le temps. Si tu ne profites pas de cet instant pour te rasséréner, il passera, tu passeras et ce ne sera plus possible. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 4.

Rasséréner signifie retrouver son calme et sa sérénité. Marc Aurèle se rappelle la brièveté de la vie afin de mener une vie plus sensée. Il se rappelle sa finitude, c’est le sens de la formule latine Memento mori.

« Tu t’en libéreras [de toutes les autres préoccupations], si tu accomplis chaque action de ta vie comme si c’était la dernière, … »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 5.

Musonius Rufus, le maître d’Epictète, esclave affranchi dont Marc Aurèle est indirectement le disciple, enseignait qu’une vie morale nécessite de vivre chaque jour comme si c’était le dernier. Une telle vie nous libérerait des futilités, de ce qui nous enchaîne tels des esclaves.

« Brève est la vie pour chacun ! Et la tienne est presque achevée, sans que tu te respectes toi-même, quand tu fais au contraire dépendre ton bonheur de ce qui se passe dans les âmes des autres ! »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 6.

Se rappeler l’imminence de la mort et la brièveté de la vie aurait pour vertu de nous rendre plus conscients de nos devoirs et de nos principes de vie, de nos valeurs. Ainsi Marc Aurèle se rappelle que son bonheur n’est qu’en son pouvoir et n’est pas dépendant de « ce qui se passe dans les âmes des autres ! », c’est-à-dire de leurs opinions à son sujet, notamment, ou de leurs actions.

« A l’idée que tu peux sortir sur l’heure de la vie, conforme toujours tes actions, tes paroles, tes pensées. Prendre congé des hommes, s’il y a des Dieux, n’a rien de redoutable, car ceux-ci ne sauraient te plonger dans le malheur. Et s’ils n’existent pas ou s’ils n’ont cure des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de Dieux ou vide de providence ? (…) Or la mort et la vie, la gloire et l’obscurité, la douleur et le plaisir, la richesse et la pauvreté, tout cela échoit dans la même mesure aux hommes de bien et aux méchants, n’étant ni beau ni laid ; donc ce ne sont ni des biens ni des maux. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 11.

Conformer nos actions, paroles et pensées à l’idée que nous pouvons tout à fait mourir très bientôt serait salutaire et salvateur. En effet, le rappel de la mort a de nombreuses vertus, dont celle de nous rendre plus conscients, attentifs et sereins et sans doute plus vertueux. Marc Aurèle se rappelle ensuite la croyance envers les Dieux qui était propre à son temps. Et cette croyance a des vertus consolatrices. Les Dieux sont en effet à la fois bienveillants et omnipotents. Ils ne peuvent donc que compatir à notre sort et ils sont de plus, justes. Ainsi, si nous sommes des hommes de bien, il ne pourrait rien nous arriver de mal après la mort, s’il y a des Dieux justes et omnipotents. Marc Aurèle se rappelle ensuite l’autre fameuse hypothèse de la philosophie antique qui provient des atomistes et épicuriens : et si les Dieux ne s’occupaient pas de nous ? Dans ce cas, Marc Aurèle mépriserait l’existence humaine. Dans ce deuxième cas, il n’aurait que faire de vivre ou mourir et cela aussi est réconfortant et consolant.

Par ailleurs, tous ces événements naturels que sont la mort, l’obtention de richesse ou de gloire, d’obscurité ou de pauvreté, arrivent aussi bien aux hommes de bien qu’aux méchants. C’est donc la preuve que ces choses ne sont ni bonnes ni mauvaises. La mort n’est donc pas un mal puisque la vertu ne nous en libère pas pour autant, or, la vertu est indéniablement un bien. Si elle arrive aux hommes de bien, c’est qu’elle est un bien. Autrement, la providence aurait rendu les hommes de bien immortels. Or, elle ne l’a pas permis. C’est donc que l’immortalité n’est pas un bien. Et qui sait ce qui arrive après la mort. Autant donc mener une vie vertueuse, car l’on ne sait pas. Mais la croyance de ce temps était que les dieux ou la providence sont justes. La justice consisterait à bien rétribuer les hommes vertueux. Il y a donc possiblement même l’éventualité d’un au-delà favorable pour qui aura mené une vie vertueuse, même si elle n’est pas clairement indiquée.

« Comme tout s’évanouit vite, dans le monde les corps eux-mêmes et, dans le temps, leur souvenir. De quelle nature est tout ce qui tombe sous les sens, et surtout ce qui séduit par l’appât du plaisir ou effraie par l’idée de la douleur ou se proclame avec orgueil à tous les échos. Comme cela est vil, méprisable, grossier, périssable, mort à la faculté intelligente de s’en rendre compte. Que sont ces gens dont les opinions et les paroles dispensent la renommée ? Qu’est-ce que mourir ? Et ceci : si l’on envisage la mort elle-même isolément et si l’on dissipe, par l’analyse du concept, les fantômes qu’elle revêt, on n’aura plus d’elle d’autre opinion, sinon qu’elle est une œuvre de la nature. Or, si quelqu’un redoute une œuvre de la nature, c’est un enfant. Et non seulement c’est une œuvre de la nature, mais encore elle lui est utile… »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 12.

Ici, Marc Aurèle se rappelle l’impermanence de toute chose. Tout est éphémère. Il se met « sous les yeux » un tableau illustrant la rapidité de l’évanouissement de toute chose. Il prend donc du recul face à ces choses et les regarde « d’en haut » pour mieux percevoir leur nature éphémère. Il se rend compte alors à quel point tout disparaît vite. Ainsi, chaque vie humaine est relativement courte au final, et les vies se succèdent à l’infini. Un tel périt, un tel naît et ainsi de suite. Même le souvenir des vies passées finit par s’en aller et avec lui, celui qui se souvient. Les choses se transforment à une grande vitesse, vu d’une certaine échelle. Ainsi, beaucoup de choses sont viles et méprisables vu de cette manière. C’est le cas notamment des objets de plaisir : ils sont vains car de si peu de valeur aux yeux de la nature de l’univers ! De même pour ce qui suscite en nous la passion de crainte ou d’orgueil ! Ce point de vue nous permet de mieux mépriser ces choses et nous libère des passions qui y sont reliées. Et ces gens auxquels on accorde de l’importance, alors que leur vie est si brève ? La gloire est donc si vaine ! Et quand on regarde la mort en face, sans la vêtir de toutes les croyances populaires à son sujet, est-elle si effrayante ? Non, d’ailleurs Marc Aurèle se rappelle qu’elle est « une œuvre de la nature ». Elle est un phénomène naturel, habituel, dont on est coutumier. La craindre est donc l’oeuvre « d’un enfant ». Sénèque prenait l’image de ces masques qui font peur aux enfants. Or, un adulte sait qu’il s’agit de masques. Il en va de même pour nos croyances liées à la mort : il ne s’agit que d’illusions : Hadès, Tartare, Enfers, Styx, etc : que des contes d’enfants. Se rappeler encore que ces œuvres de la nature n’existent pas sans raison mais parce qu’elles sont utiles au Tout, cela réconforte aussi l’esprit de Marc Aurèle.

« Dusses-tu vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix mille, souviens-toi toujours que personne ne perd d’autre existence que celle qu’il vit et qu’on ne vit que celle qu’on perd. Ainsi la plus longue et la plus courte reviennent au même. Le présent est égal pour tous et ce qu’on perd est donc égal aussi et ce qu’on perd apparaît de la sorte infinitésimal. On ne saurait perdre, en effet, le passé ni l’avenir, car ce que nous n’avons pas, comment pourrait-on nous le ravir ? Souviens-toi donc toujours de ces deux choses : d’abord que tout, de toute éternité, est d’aspect identique et repasse par les mêmes cycles, et ce qu’il n’importe qu’on assiste au même spectacle pendant cent ou deux cents ans ou toute l’éternité ; ensuite que l’homme le plus chargé d’années et celui qui mourra tôt font la même perte, car c’est du moment présent seul qu’on doit être privé, puisque c’est le seul qu’on possède, et qu’on ne peut perdre ce qu’on n’a pas. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 14.

Même si nous pouvions vivre trois mille ans ou dix mille, on ne peut perdre que la vie que l’on mène et on ne vit que la vie que l’on va finalement perdre un jour. Mourir dans trente ans ou demain ne fait aucune réelle différence, au fond. Car ce qu’on perd, finalement, lorsque l’on meurt, c’est le présent. En effet, selon la conception stoïcienne du temps, seul le moment présent existe véritablement. Le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore. Ce qu’on peut perdre est seulement le présent, comme il est la seule chose qui nous appartienne. Le passé et l’avenir, nous ne pouvons donc les perdre puisqu’ils ne nous appartiennent pas. L’empereur romain se dit sans cesse à lui-même : « Souviens-toi », pour se rappeler les préceptes stoïciens les plus salutaires pour son âme et sa sérénité. Ici, il veut se souvenir que de toute éternité, tout est identique, rien ne change, tout passe par des cycles qui se répètent. L’histoire se répète. Vieillesses, mariages, maladies, naissances, morts, jeunesses, guerres, paix, pactes, alliances, tout est toujours identique. Vu de cette façon, il est plus facile de se détacher de l’amour effréné de l’existence et de ne pas avoir d’aversion pour la mort. Ainsi, la vie apparaîtrait ennuyeuse si l’on pouvait vivre éternellement. Ensuite, il convient de se rappeler que l’homme qui a mille ans comme le plus jeune font la même perte lorsqu’ils meurent : celle du présent, la seule chose qui nous appartienne.

« L’âme de l’homme se déshonore surtout, quand, autant qu’il dépend d’elle, elle devient un abcès et comme une excroissance du monde. En effet, se fâcher contre un des événements qui surviennent, c’est une désertion par rapport à la nature, dont font partie les natures de chacun des autres êtres qu’elle embrasse. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 16.

Ici, l’empereur de Rome nous donne l’image de l’âme comme partie de la nature qui, lorsqu’elle se déshonore, refuse d’être ce qu’elle est, une partie de la nature. Elle devient comme ces tumeurs qui nuisent au tout en tant que partie. Et comment fait-elle cela ? En se fâchant contre un événement, alors que chaque événement est voulu par la providence et est utile au Tout dont elle fait partie. C’est comme le fait d’un déserteur, c’est-à-dire d’un esclave qui fuirait sa condition dans la société, et qui de ce fait, mériterait un châtiment. Refuser un événement plutôt que de le vouloir en accord avec la Raison universelle, c’est en effet une « désertion par rapport à la nature ». Et notre âme n’en est qu’une partie. La partie ne doit ainsi pas se plaindre de ce qui se fait en vue du bien de l’ensemble.

« Dans la vie de l’homme, la durée, un point ; la substance, fluente ; la sensation, émoussée ; le composé de tout le corps, prompt à pourrir ; l’âme, tourbillonnante ; la destinée, énigmatique ; la renommée, quelque chose d’indiscernable. En résumé, tout ce qui est du corps, un fleuve ; ce qui est de l’âme, songe et vapeur ; la vie, une guerre, un exil à l’étranger ; la renommée posthume, l’oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose, la philosophie. Et celle-ci consiste à veiller sur le Génie intérieur, pour qu’il (…) accepte ce qui arrive et constitue sa part, comme venant de cette origine quelconque d’où lui-même est venu ; surtout qu’il attende la mort en de favorables dispositions, n’y voyant rien que la dissolution des éléments dont est formé chaque être vivant. S’il n’est rien de redoutable pour les éléments eux-mêmes dans cette transformation continuelle de chacun d’eux en un autre, pourquoi craindrait-on la transformation et la dissolution du tout ? C’est conforme à la nature. Or rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature. »

Pensées pour moi-même, Marc Aurèle, Les Belles Lettres, Livre II, 17.

Voilà un beau texte métaphorique du philosophe stoïcien. La définition physique y est à nouveau employée en vue de mépriser ce qui n’a pas de véritable valeur dans l’existence pour le stoïcien. Toutes ces choses sont à mépriser, sauf une : la philosophie qui consiste à prendre soin de la partie supérieure de notre âme, ce « Génie intérieur » ou hegemonikon. Et comment en prendre soin ? En lui permettant de vivre en accord avec la nature. Cela consiste en quoi ? A accepter ce qui nous arrive, car tous les événements proviennent de la même Source qui nous a nous-même envoyé en ce monde. Enfin, il s’agit d’accueillir la mort « en de favorables dispositions », c’est à dire l’âme sans trouble (ataraxie), avec vertu et donc piété. La physique stoïcienne nous invite à n’y voir que la « dissolution des éléments » qui nous constituent : l’air, le feu, la terre et l’eau. La mort n’est ainsi qu’une transformation chimique de ces éléments se confondant les uns dans les autres. Or, ces éléments n’ont rien à craindre dans cette dissolution, donc nous non plus. De plus, la mort est un phénomène naturel. Et comment un phénomène pourrait-il représenter un mal ? Or, seul le mal est à craindre et à éviter, à prendre en aversion. Et la mort ne peut donc pas en être un. Seul le vice est à prendre en aversion, pas la mort. La mort n’est donc pas à craindre mais est au contraire utile au bien de l’ensemble de la nature.

Marc Aurèle meurt le 17 mars 180, à l’âge de cinquante-huit ans environ.

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