(Histoire des Sciences) De la cosmologie antique à la science moderne (Du stoïcisme à Kant)

« C’est d’abord et avant tout Kant que je conseillerai de lire en raison de sa position charnière entre le monde des Anciens et celui des Modernes. Découvrir la pensée de Kant, c’est se donner la chance d’une perspective incomparable sur l’histoire de la philosophie occidentale. »

Son œuvre « se situe en permanente discussion avec ses prédécesseurs les plus illustres – Descartes, Leibniz, Spinoza … – comme avec ses contemporains, à commencer par Hume, le plus éminent représentant de ce qu’on désignera plus tard comme la pensée « anglo-saxonne ».

L’oeuvre de Kant « annonce aussi la période contemporaine, tout entière orientée vers cette déconstruction des illusions de la métaphysique à laquelle Kant ouvre la voie. Impossible de bien lire Nietzsche, Husserl, Heidegger ou Arendt sans avoir une bonne compréhension de la Critique de la raison pure. »

Les trois Critiques correspondent, en première approximation, à la théorie de la connaissance, à la morale et à l’esthétique.

Il faut prendre en considération ce que Kant nommait « l’architectonique », c’est-à-dire la structure globale de sa philosophie.

La théorie désigne la recherche intellectuelle qui vise à nous élever jusqu’à la contemplation de cet ordre du monde que les Grecs désignaient du nom de cosmos. Aux yeux des stoïciens, notamment, c’est cet ordre lui-même, en tant qu’il est non seulement transcendant par rapport aux hommes, mais en outre harmonieux, juste et bon, qui constitue le divin comme tel. Et c’est seulement lorsqu’on s’est doté des moyens de le contempler sans toute sa vérité qu’on peut espérer entrer dans une vie bonne, c’est-à-dire une vie qui s’ajuste autant qu’il est possible à cet ordonnancement tout à la fois naturel et divin. Bien vivre, c’est vivre « en harmonie avec l’harmonie », en accord avec cet accord qu’est le cosmos et pour y trouver sa juste place, encore faut-il s’être donné la peine de le contempler tel qu’il est.

Luc Ferry : Kant, Une lecture des Trois Critiques, p.11

Chez les stoïciens tout au moins, la philosophie pourrait se définir au plus profond comme une « doctrine du salut sans Dieu » – car le divin, s’il est bien réel, n’est que la structure harmonieuse du monde, une propriété radicalement immanente au cosmos, nullement un Dieu personnel et transcendant comme celui des grandes religions monothéistes.

La philosophie nous fait promesse qu’il est possible d’atteindre le salut par nous-mêmes, en vertu de nos propres forces, et notamment par celles de la raison, tandis que la religion nous invite à nous en remettre à un Etre extérieur et supérieur à l’humanité. Elle prône le salut par un autre et tient qu’il est nécessaire, à partir d’un certain point, d’abandonner la raison pour faire place à la foi. En quoi, à ses yeux, la philosophie commet par excellence le péché d’orgueil, là où la vertu première, celle qui permet à l’homme de s’en remettre avec confiance (fides, en latin, veut aussi bien dire confiance que foi) à un Autre, est l’humilité.

Luc Ferry : Kant, Une lecture des Trois Critiques, p.13

La philosophie de Kant se situe dans la lignée de « l’architectonique » stoïcienne, elle reprend les trois questions fondamentales de toute philosophie – theoria, praxis et sotériologie – tout en rompant de manière absolue et définitive avec les cosmologies anciennes.

Cela signifie qu’elle devra bel et bien élaborer une theoria. Mais :

Dans la philosophie de Kant, il n’y a plus de cosmos harmonieux à contempler. La physique de Newton est passée par là et l’univers n’est qu’un chaos sans valeur, « axiologiquement neutre », un champ de forces qui s’organisent, certes, mais dans le choc, sans harmonie ni signification d’aucune sorte. Il n’y a dès lors plus rien dans la nature que l’on puisse imiter sur le plan moral. Le cosmos s’est effondré et l’on voit mal comment l’univers pourrait servir en quoi que ce soit de modèle éthique pour les êtres humains.

Si le monde, désormais, est un chaos, un tissu conflictuel de forces, il est clair que la connaissance ne peut plus prendre la forme, au sens propre, d’une theoria. Il n’est, en effet, plus rien de divin dans la nature que l’esprit humain pourrait se donner pour tâche de contempler. C’est désormais ce dernier qui, pour ainsi dire de l’extérieur, va devoir introduire de l’ordre dans un monde qui n’en offre plus à première vue. De là, la tâche nouvelle, à proprement parler inouïe, de la science moderne, qui ne réside plus dans la contemplation, mais dans un travail, dans l’élaboration active, voire dans la construction de lois qui permettent de donner du sens à l’univers désenchanté. Par exemple, avec le principe de causalité, le savant « moderne » va tnter d’établir des liens « logiques » entre certains phénomènes qu’il considère comme des effets, et certains autres dans lesquels il parvient, grâce à la méthode expérimentale, à déceler des causes.

La Critique de la Raison pure est une théorie moderne de la connaissance, une épistémologie qui, en gros, correspondrait à la nouvelle physique de Newton, ou bien une ontologie, qui élaborerait une nouvelle conception de l’être, une nouvelle définition de l’essence la plus intime de l’univers.

Elle est à la fois une conception de l’être, de « l’objectivité de l’objet », comme dit Kant, une pensée de l’univers qui en fait un tissu de forces dénué de toute signification et non plus un bel ordre bel et bon, mais aussi une définition qui rompt presque en tout point avec la theoria grecque – à telle enseigne que l’idée de contemplation, qui est liée au vocabulaire de la vision, va faire place à celle d’un travail de l’esprit, d’une activité de synthèse, de « connexion » expérimentale, diraient les logiciens d’aujourd’hui, par laquelle seul le savant authentique parvient à des lois scientifiques.

Du stoïcisme à notre modernité

Dès lors, il va de soi que la question morale, abordée dans la Critique de la raison pratique, change elle aussi du tout au tout. A l’interrogation classique, « Que dois-je faire ? », plus aucun modèle naturel ne saurait répondre. Comment imiter l’ordre du monde si cet ordre, tout simplement, est introuvable ? Non seulement la nature ne paraît nullement bonne en soi, mais la plupart du temps, il semble même qu’il nous faille nous opposer à elle et la combattre pour parvenir à quelque bien que ce soit. Et cela est vrai tout autant en nous qu’hors de nous. Hors de nous ? Voyez le tremblement de terre de Lisbonne, qui en 1755 fait en quelques heures plusieurs dizaines de milliers de morts. Est-ce bien cela le signe du merveilleux cosmos des Anciens ? (…) D’où la question cruciale de l’éthique dans un univers moderne qui a fait son deuil des cosmologies anciennes . L’homme est loin d’être le fragment minuscule d’une totalité qui l’englobe de toute part mais devient une « fin en soi », l’alpha et l’omega de toute valeur ey de toute dignité morales. C’est aussi l’avènement de la démocratie qui se joue dans la naissance de ce nouveau paradigme éthique.

Le salut ne saurait plus désormais résider dans le fait de se fondre dans le monde. C’en est fini du « mysticisme cosmologique », de l’idéal d’une fusion dans le cosmos qui traverse toute la pensée stoïcienne – et que l’on rencontre encore aujourd’hui dans d’autres formes de pensée « holistes » comme certains aspects du bouddhisme en offrent la trace. Est élaborée une « sagesse sécularisée », une « spiritualité laïque » si l’on veut, tout à la fois a-cosmique et a-religieuse.

J’ai déjà suggéré en quoi le sens et la portée de la première Critique étaient insaisissables si l’on ne mesurait d’abord l’ampleur de la révolution philosophique et scientifique que représente le passage de l’univers de la cosmologie ancienne à celui de la physique moderne, la rupture abyssale qui sépare le « monde clos » de « l’univers infini ». Car c’est après cette rupture que pense Kant. C’est en elle que ce fin connaisseur de Newton s’installe pour tenter de reconstruire un édifice nouveau sur les ruines d’un monde englouti.

Luc Ferry : Kant, Une lecture des Trois Critiques, p.16-22

En moins d’un siècle et demi – au cours de la période qui s’étend de la publication de l’ouvrage de Copernic sur Les Révolutions des orbites célestes (1543) jusqu’à celle des Principia Mathematica de Newton (1687) en passant par les Principes de la philosophie de Descartes (1644) et la publication des thèses de Galilée sur les rapports de la terre et du soleil (1632) – une révolution scientifique sans précédent dans l’histoire de l’humanité s’est, en effet, accomplie. Le monde qui formait le cadre clos et harmonieux de son existence depuis l’Antiquité s’est purement et simplement volatilisé. La cosmologie des Anciens n’est plus la nôtre. Et de la nouvelle vision du monde, celle de la physique moderne – un monde de forces et de chocs plus que de paix et d’harmonie – dérivera forcément une nouvelle éthique.

Une analyse approfondie et détaillée des raisons de cette rupture, qui met fin au règne de plusieurs siècles d’une cosmologie où pouvaient se fonder une éthique et même une spiritualité, est ici hors de portée. Les causes du passage du monde clos à l’univers infini sont bien entendu d’une complexité et d’une diversité extrêmes : on a évoqué les progrès techniques, l’apparition d’instruments astronomiques nouveaux (en particulier le télescope) qui ont permis des observations dont il était impossible de rendre raison au sein de la vision antique du monde ( entre autres exemples, la découverte des « novae » ne cadrait pas avec le dogme de l’immuabilité céleste). On a cité aussi la naissance ou la renaissance de la perspective dans les arts plastiques, l’amélioration considérable de la cartographie maritime qui, liée aux innovations de l’astronomie, obligeait aussi à réviser les principes de la physique aristotélicienne. On s’est intéressé encore à l’histoire de l’individualisme moderne, qui, sous l’effet de certaines évolutions économiques et commerciales, devait également induire des ruptures avec le « holisme » des Anciens … Sans entrer dans une réflexion sur ces causalités multiples, on peut en faire ressortir brièvement quelques aspects décisifs, qui permettent de comprendre en quoi, sinon pourquoi, la pensée de Kant va devoir se situer aux antipodes des cosmologies anciennes.

Luc Ferry : Kant, Une lecture des Trois Critiques, p.24-25

La révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles (et le dépassement de la physique des Anciens, aristotélicienne et stoïcienne) selon Alexandre Koyré :

«la destruction de l’idée de cosmos (…), la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie des valeurs et de perfection … et la substitution à celui-ci d’un Univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique… »

C’est la même angoisse qu’exprime le libertin de Pascal face au silence éternel de ces nouveaux espaces infinis. Le monde n’est plus un cocon ni une maison, il n’est plus habitable. Simple réservoir d’objets formés de matière brute, inanimée et inorganisée, la nature n’a plus aucune signification particulière, plus rien de respectable en soi. Elle n’est plus un modèle auquel s’accorder, un guide pour la vie des hommes. On peut donc s’en servir à volonté, l’instrumentaliser pour s’en rendre comme « maître et possesseur ». L’idée selon laquelle la vie bonne résiderait dans un accord avec elle s’est volatilisée, de sorte que c’est le coeur le plus intime des représentations anciennes, le sens le plus profond qu’elles permettaient de donner à l’existence humaine qui d’un seul coup s’effondre avec l’émergence de cette « philosophie nouvelle » dont parle Donne et qui n’est rien d’autre, bien sûr, que la science moderne. Si le monde n’est plus harmonieux et clos, si le haut et le bas, la droite et la gauche n’indiquent plus des « lieux naturels », des niches où les êtres sont appelés à se loger en fonction de leur nature et de leur finalité les plus essentielles, il ne dessine plus non plus en tant que tel aucune orientation pour la vie humaine. Au sens propre désorientés, les humains devront trouver en eux-mêmes de nouveaux repères.

Mais ce n’est pas seulement de cette rupture avec le cosmos des Anciens que la pensée de Kant va devoir relever le défi. C’est aussi une coupure théologique qu’elle va mettre en place.

Luc Ferry : Kant, Une lecture des Trois Critiques, p.26

Laisser un commentaire